L’aspirant repose ! Mais il perd son calcul,

L’effort anéanti par le cri d’un intrus ! »

 

déclama Mowett. Ma parole, monsieur, je suis très fier de celui-là !

— Il y a de quoi ! » dit Stephen. Son regard s’arrêta sur les embarcations dessinées tout autour du triangle. « Mais dites-moi… Pouvez-vous m’expliquer ce qu’on entend par navire, dans la langue des marins ?

— Un navire doit avoir trois mâts gréés au carré, monsieur, et un beaupré. Et ses mâts doivent être en trois parties – bas mât, mât de hune et mât de perroquet… C’est pourquoi, par exemple, une polacre n’est pas considérée comme un navire.

— Mais on le dit pourtant, non ?

— Oh non, monsieur, s’exclamèrent-ils. Ni un chat. Ni un chébec. On peut croire que les chébecs ont un beaupré, mais ce n’est qu’une espèce de porte-lof bon à porter une cargaison de laine !

— J’y ferai très attention, désormais », dit Stephen. Il se leva avec précaution, et ajouta : « Je suppose qu’on s’habitue à vivre ici. Au début, on doit se sentir un peu à l’étroit.

— Oh, dit Mowett :

 

« Soyez plus indulgent avec l’humble foyer

D’où surgissent les gardiens de la Flotte britannique !

Vénérez ce lieu sacré, pourtant abominable,

Qui forgea l’héroïsme des amiraux d’Empire ! »

 

— Ne faites pas attention à lui, monsieur, s’écria Babbington, inquiet. Il ne veut pas manquer de respect, je vous assure. C’est juste sa manière horrible de s’exprimer.

— Bah ! dit Stephen. Allons voir le reste du… du vaisseau. »

Ils allèrent vers l’avant, et passèrent devant un fusilier en sentinelle. Alors qu’il cherchait son chemin dans l’obscurité, entre deux caillebotis, Stephen trébucha sur quelque chose de mou qui fit entendre un bruit métallique et l’interpella violemment : « Regardez donc où vous mettez les pieds, espèce de sale vieux pédéraste !

— Allons, Wilson, économisez votre salive, cria Mowett. Cet homme est puni. Il est aux fers, dit-il à Stephen. Ne vous en faites pas pour lui, monsieur.

— Pourquoi l’a-t-on mis aux fers ?

— Pour indécence, monsieur, dit Mowett, un peu hautain.

— Cette salle est de belles dimensions, quoiqu’un peu basse… Pour les officiers subalternes, sans doute ?

— Non, monsieur. C’est ici que les hommes mangent et dorment.

— Les autres sont en bas, je suppose.

— Il n’y a pas d’étage plus bas que celui-ci, monsieur. En dessous, il n’y a que la cale, avec une plate-forme qui fait office de barre sèche.

— Combien y a-t-il d’hommes en tout ?

— Soixante-dix-sept, en comptant les fusiliers, monsieur.

— Ils ne peuvent pas dormir tous ici ! C’est matériellement impossible !

— Je vous demande pardon, monsieur, mais c’est ainsi. Chaque homme dispose de quatorze pouces pour suspendre son hamac, et ils les placent dans le sens de la longueur. Le barrot central mesure vingt-cinq pieds dix pouces, ce qui nous donne vingt-deux places. Les chiffres sont inscrits ici.

— Mais un homme ne peut tenir dans un espace de quatorze pouces.

— Certes, ce n’est pas très confortable… Mais c’est parfaitement possible dans vingt-huit pouces. À tout moment, sur un navire à deux quarts, environ la moitié des hommes se trouvent sur le pont : leurs places sont donc libres.

— Même avec vingt-huit pouces – deux pieds quatre pouces ! – chaque homme doit toucher son voisin.

— Il est vrai que c’est bien près. Mais cela leur permet d’avoir moins froid. Il y a quatre rangées, vous voyez. De la cloison jusqu’à cette poutre. Puis jusqu’à celle-ci. Puis jusqu’à la poutre avec la lanterne en face. Et la dernière, jusqu’à la cloison avant, près de la coquerie. Là-haut, ce sont les cabines du charpentier et du bosco. La première rangée et une partie de la suivante sont réservées aux fusiliers. Puis ce sont les marins, trois rangées et demie. Ce qui signifie qu’à raison d’une vingtaine de hamacs en moyenne par rangée, on peut tous les caser ici, malgré le mât.

— Mais ce doit être un tapis ininterrompu de corps, même s’il n’y a que la moitié des hommes.

— Eh bien, oui, monsieur.

— Où sont les fenêtres ?

— Nous n’avons rien qui mérite ce nom, dit Mowett en secouant la tête. Il y a les écoutilles et le caillebotis, au-dessus, mais bien entendu elles sont recouvertes la plupart du temps, quand ça souffle.

— Et l’infirmerie ?

— Nous n’en avons pas non plus, pour ainsi dire. Mais les malades disposent de lits suspendus contre la cloison avant, à tribord, près de la coquerie. Et ils sont autorisés à se servir du rouffle.

— Qu’est-ce que c’est ?

— En fait, ce n’est pas vraiment un rouffle. C’est plutôt comme un petit sabord d’aviron. Rien à voir avec une frégate ou un navire de ligne. Mais c’est bien utile.

— Utile à quoi ?

— J’ai du mal à expliquer, monsieur, dit Mowett en rougissant. Pour les commodités.

— Des cabinets ? Des gogues ?

— Oui, monsieur.

— Et comment font les autres ? Ils ont des pots de chambre ?

— Oh non, monsieur, Dieu soit loué ! Ils montent par l’écoutille, et vont aux latrines – il y a des petits endroits, de part et d’autre de la proue.

— En plein air !

— Oui, monsieur.

— Et comment font-ils quand le temps est mauvais ?

— Ils vont tout de même aux latrines, monsieur.

— Et ils dorment là-dessous, à quarante ou cinquante, sans fenêtres ? Si d’aventure un homme malade du typhus, ou de la peste, ou du choléra, met les pieds dans ce dortoir, que Dieu vous vienne en aide.

— Amen ! » s’exclama Mowett, horrifié par l’assurance de Stephen.

 

« Voilà un garçon fort sympathique, dit Stephen en entrant dans la cabine.

— Le jeune Mowett ? J’en suis très heureux, dit Jack, qui semblait fourbu et anxieux. Rien n’est plus précieux que de bons camarades de bord. Puis-je vous offrir un remontant ? Notre breuvage de marin. Nous appelons ça du grog – vous en avez déjà bu ? En mer, ça fait le plus grand bien. Simpkin, apportez-nous du grog ! Que le diable emporte ce type, il est aussi lent que… Simpkin ! Où est donc ce grog ? Que ce fils de pute aille se faire pendre… Ah, vous voilà ! »

« J’en avais bien besoin, dit-il un peu plus tard, en reposant son verre. Quelle matinée assommante ! Chaque quart doit compter la même proportion d’hommes compétents aux différents postes, et tout à l’avenant. Des discussions interminables. » Il se déplaça, s’approcha de l’oreille de Stephen. « Et puis j’ai commis une bévue, tout à fait idiote… Savez-vous que je jette un coup d’œil sur la liste, et je vois les noms de Flaherty, Lynch, Sullivan, Michael Kelly, Joseph Kelly, Sheridan et Aloysius Burke. Ce sont tous ces types qui ont touché leur prime d’embarquement à Liverpool. Et je remarque : « Encore ces damnés papistes irlandais ! À ce rythme, ils vont constituer la moitié des tribordais, et ce ne sont pas des chapelets qui nous tireront d’affaire ! » – en manière de plaisanterie, vous voyez… Mais j’ai senti que j’avais jeté un froid, et je me suis dit : « Jack, espèce d’imbécile, Dillon est irlandais, et il a pris cela pour une insulte à l’égard de ses compatriotes. » Je ne suis pas assez borné pour dire du mal des Irlandais, bien entendu. C’est seulement que je hais les papistes. Alors j’ai essayé d’arranger cela avec quelques méchancetés bien tournées contre le pape… Mais ils étaient peut-être moins malins que je ne pensais, car ils n’ont pas eu l’air de réagir.

— Ainsi, vous haïssez les papistes.

— Et comment ! Tout comme je déteste le travail d’écriture. Mais les papistes sont vraiment une sale engeance, avec la confession et tout ce qui s’ensuit. Et ils ont essayé de faire sauter le Parlement ! Une de mes meilleures amies – vous n’imaginez pas combien elle était gentille – a été si contrariée quand sa mère a épousé un protestant, qu’elle s’est mise sur-le-champ aux mathématiques et à l’hébreu. Aleph, beth… C’était pourtant la plus jolie fille à des lieues à la ronde. C’est elle qui m’a enseigné la navigation – splendide intelligence, Dieu la bénisse. Elle m’a raconté des tas de choses sur les papistes. J’ai tout oublié, mais il est certain que c’est une sale engeance. On ne peut leur faire confiance. Voyez cette rébellion qu’ils viennent encore de fomenter…

— Mais mon cher monsieur, à l’origine, les United Irishmen étaient protestants ! Leurs chefs étaient protestants. Wolfe Tone et Napper Tandy étaient protestants. Les Emmet, les O’Connor, Simon Butler, Hamilton Rowan, Lord Edward Fitzgerald étaient protestants. Et le but de l’organisation était d’unir les Irlandais, qu’ils soient protestants, catholiques ou presbytériens… Ce sont les protestants qui en ont pris l’initiative.

— Ah bon ? Comme vous voyez, je n’y connais pas grand-chose. Je croyais que c’étaient les papistes. À l’époque, j’étais en poste aux Antilles. Mais après tout ce damné travail d’écriture, je suis parfaitement disposé à haïr les papistes et les protestants, et les anabaptistes, et les méthodistes. Et les juifs. Non… Je m’en moque totalement. Je suis surtout vexé d’avoir vexé Dillon. Je vous l’ai dit, rien n’est plus précieux que de bons camarades de bord. Il a eu beaucoup de mal à faire fonction de premier lieutenant en étant chef de quart – nouveau navire, nouvel équipage, nouveau capitaine – et j’avais vraiment envie de lui simplifier les choses. Sans une bonne compréhension entre les officiers, il n’est point de navire heureux. Et sans navire heureux – vous devriez entendre Nelson là-dessus ! –, pas de bon navire de combat. Je vous assure que c’est vrai… Mais il doit dîner avec nous, et je serais très heureux si vous vouliez bien, autant que possible… Ah, monsieur Dillon, vous voilà ! Venez vous joindre à nous et prendre un verre de grog. »

Pour des raisons qui tenaient autant à son métier qu’à sa distraction naturelle, Stephen appréciait le privilège de pouvoir se taire à table. Aujourd’hui, protégé par son silence, il observait James Dillon avec une attention particulière. C’était la même tête, un peu petite, mais haute et fière. Les mêmes cheveux roux, bien sûr, et les mêmes yeux verts. La même peau fine et les mêmes mauvaises dents – elles continuaient de se gâter. La même allure de fils de bonne famille. Et, bien qu’il fût mince et d’un poids dans la moyenne, il semblait occuper plus de place que Jack Aubrey et ses deux cents livres. Il y avait un changement, pourtant : cet air qu’il avait, d’être toujours prêt à rire, l’air de quelqu’un qui vient de penser à une bonne blague, avait totalement disparu. Proprement effacé. Une expression caractéristique, celle de l’Irlandais grave et sans humour, s’y était substituée. Dillon était réservé, mais parfaitement attentif et civil, sans montrer le moindre signe de rancœur ou de mauvaise humeur.

Ils mangèrent un turbot à peu près convenable (mais seulement après l’avoir gratté de sa purée de farine et d’eau), puis le maître d’hôtel apporta un jambon. Celui-ci ne pouvait provenir que d’un porc atteint d’une infirmité congénitale. C’était le genre de jambon réservé aux officiers qui font leurs propres provisions. Seul un spécialiste en anatomie pathologique aurait pu le découper proprement. Tandis que Jack tentait de se montrer à la hauteur de ses devoirs d’hôte et adjurait le maître d’hôtel de « tenir le col » et de « se remuer », James se tourna vers Stephen avec un sourire bien élevé. « N’ai-je pas déjà eu le plaisir de votre compagnie, monsieur ? À Dublin, ou peut-être à Naas ?

— Je ne pense pas avoir eu cet honneur, monsieur. On me prend souvent pour un de mes cousins, qui porte le même nom que moi. Il paraît qu’il y a entre nous une ressemblance frappante, ce qui me met mal à l’aise, je l’avoue. Car c’est un homme inquiétant, sournois, une tête à moucharder au Château. Et rien n’est plus méprisable que les mouchards, dans notre pays, n’est-ce pas ? À juste titre, selon moi. Et pourtant, ces salopards pullulent, là-bas. » Tout ceci était dit du ton le plus naturel, assez fort pour être entendu de son voisin au-dessus des remarques de Jack : « Doucement, maintenant… J’espérais qu’il ne serait pas trop coriace… Prenez appui sur l’os, Killick. Tant pis pour les doigts… »

« Je suis entièrement de votre avis, dit James, avec un air parfaitement entendu. Prendrez-vous un verre de vin avec moi, monsieur ?

— Avec plaisir. »

Ils se portèrent un toast mutuel avec le mélange de jus de prunelle, de vinaigre et de sucre qu’on avait vendu à Jack pour du vin, avant de se consacrer (l’un avec un intérêt professionnel, l’autre avec un stoïcisme non moins professionnel) au jambon démembré du capitaine.

Le porto, lui, était respectable. L’atmosphère de la cabine, après qu’on eut desservi la table, se fit plus détendue, plus confortable.

« Voudriez-vous nous parler de la bataille que vous avez livrée avec le Dart ? » demanda Jack. Il emplit le verre de Dillon. « J’en ai entendu tellement de versions différentes…

— Oui, s’il vous plaît, dit Stephen. Cela me ferait un immense plaisir.

— Oh, ce n’était pas une affaire bien extraordinaire, dit James Dillon. Rien qu’un méprisable ramassis de corsaires – une querelle de marins d’eau douce. On m’avait confié le commandement d’un cotre affrété – un vaisseau à un mât en aurique, monsieur, pas de très grande taille… » Stephen hocha la tête. « … le Dart. Nous avions huit pièces de quatre livres, ce qui était parfait. Mais je ne disposais pour les servir que de treize hommes et un mousse. Quoi qu’il en soit, j’avais reçu l’ordre d’embarquer une estafette royale et dix mille livres en espèces à destination de Malte. Et le capitaine Dockray m’avait demandé d’emmener sa femme et sa sœur.

— Je me souviens de lui, à l’époque où il était premier lieutenant sur le Thunderer, dit Jack. Un très cher homme, aimable et bon.

— C’est exact. Par une brise régulière de sud-ouest, nous avons pris le large sous huniers, tirant des bordées sur trois ou quatre lieues à l’ouest d’Egadi et nous avons mis le cap un peu à l’ouest du sud… Après le coucher du soleil, le vent s’est levé. À cause de la présence des femmes, et de l’équipage réduit, j’ai pensé qu’il valait mieux me placer sous le vent de Pantelleria. Le vent s’est calmé durant la nuit, et la mer s’est apaisée. À quatre heures et demie du matin, j’étais debout. Je me rasais – je m’en souviens parfaitement, car je me suis entaillé le menton…

— Ah, dit Stephen avec satisfaction.

— … quand la vigie a crié que des voiles étaient en vue. Je me suis précipité sur le pont…

— J’en suis sûr, dit Jack en riant.

— … Il y avait là trois corsaires français, gréés en latine. La lumière était à peine suffisante pour qu’on les distingue, au-dessus de l’horizon. Mais au bout de quelques instants, à la lunette, j’ai reconnu les deux plus proches de nous. Chacun était armé d’une pièce longue en cuivre de six livres et de quatre canons à pivot d’une livre. Nous avions eu un accrochage avec eux, sur l’Euryalus, et nous les avions mis en fuite, bien sûr.

— Combien d’hommes ?

— Entre quarante et cinquante chacun, monsieur. Chacun d’eux avait, sur ses flancs, peut-être une douzaine de mousquets et de catapultes. J’étais certain que le troisième était du même acabit. Ils hantaient le détroit de Sicile depuis quelque temps, rôdant au large de Lampione et de Lampedusa pour refaire leurs provisions. Et ils se trouvaient sous mon vent, comme ceci – en supposant que le vent souffle de la carafe. » Il fit un croquis dans un peu de vin renversé sur la table. « En naviguant au plus près, ils pouvaient me rattraper. Il était clair que le mieux, pour eux, c’était de m’attaquer en me prenant en tenaille.

— Exactement, dit Jack.

— Tout bien considéré – mes passagères, l’estafette, les espèces et la Côte barbare devant moi (si je devais m’y laisser porter) –, j’ai pensé que la meilleure chose à faire était de les attaquer séparément tant que j’étais au vent, sans attendre que les deux navires les plus proches de moi unissent leurs forces. Le troisième se trouvait encore trois ou quatre milles plus loin, tirant des bords toutes voiles dehors. Huit des hommes du cotre étaient des marins de premier ordre, et le capitaine Dockray avait fait accompagner les femmes par son timonier, un homme fort et compétent du nom de William Brown. Sans tarder, nous nous sommes préparés au combat. Nous avons préparé les canons avec une triple charge. Je dois dire que ces dames se sont conduites avec beaucoup de classe. Beaucoup plus que je ne le souhaitais. J’ai essayé de leur faire comprendre que leur place était au fond du navire… dans la cale. Mais Mme Dockray n’avait pas l’intention de se laisser dicter son devoir par un jeune chiot sans même une épaulette à son nom. Est-ce que je croyais que l’épouse d’un capitaine de neuf ans d’ancienneté allait demeurer dans les bouchains, au risque de massacrer sa mousseline frangée… Dans les fonds de cale de ma coque de noix ? Elle me promettait de convaincre sa tante – ou son cousin Ellis, ou le premier lord de l’Amirauté, que sais-je – de me faire traduire en cour martiale pour lâcheté, pour témérité, pour incompétence. Elle savait aussi bien que n’importe quelle femme l’importance de la discipline et de la subordination. Peut-être mieux… « Allons, ma chère, dit-elle à Miss Jones, vous verserez la poudre et vous remplirez les cartouches, et je les leur apporterai dans mon tablier. » Entre-temps, notre position avait changé… »

Il modifia le schéma, sur la table. « Le corsaire le plus proche de nous était à deux encablures, sous le vent de l’autre. Depuis dix minutes, ils nous tiraient dessus tous les deux, avec leurs chasseurs de proue.

— Combien mesure une encablure ? demanda Stephen.

— Près de deux cents mètres, monsieur, dit James. J’ai mis la barre dessous – le Dart était merveilleusement rapide vent debout – et gouverné pour éperonner le Français par le milieu. Avec le vent sur la hanche, le Dart a couvert la distance en un peu plus d’une minute, ce qui n’était pas mal, attendu qu’ils nous assaisonnaient sans relâche. J’ai moi-même barré jusqu’à ce qu’on soit à portée de pistolet, puis j’ai couru à l’avant pour diriger les hommes d’abordage. J’ai confié la barre au mousse. Malheureusement, il a mal compris mes instructions, et il a laissé le corsaire s’avancer beaucoup trop loin. Nous l’avons percuté derrière sa brigantine, notre beaupré emportant ses haubans d’artimon de bâbord et une bonne partie de sa lisse de dunette et de son arrière. Dès lors, au lieu de l’aborder, nous sommes passés sous sa poupe. Le choc a flanqué sa brigantine par-dessus bord. Nous nous sommes précipités à nos pièces et avons lâché une furieuse bordée. Nous étions juste assez nombreux pour servir quatre canons. L’estafette et moi en avons pris un, et Brown nous aidait à le mettre en batterie lorsque le sien avait fait feu. J’ai lofé pour me placer sous le vent du Français et l’empêcher de manœuvrer. Mais il avait une immense surface de voile… Le Dart s’est trouvé momentanément déventé, et nous avons échangé des tirs aussi fournis que nous pouvions. Nous avons fini par gagner sur lui et retrouver notre vent, et nous avons viré de bord aussi vite que possible, en plein par le travers de la proue du Français – trop vite, en fait, car je ne pouvais consacrer que deux hommes à la manœuvre. Notre gui est allé fracasser sa vergue de misaine. La voile, dans sa chute, a entraîné son chasseur de proue et ses canons à pivot. Et lorsque nous avons tourné, notre bordée de tribord était prête. Nous avons tiré de si près que le feu des étoupilles éclairait sa misaine et l’épave de sa brigantine, qu’on voyait là, couchée par-dessus le pont. Ils ont demandé grâce et amené leur pavillon.

— Admirable, admirable ! s’exclama Jack.

— Il était temps, dit James, car l’autre corsaire s’était vite approché. C’était un vrai miracle, mais notre beaupré et notre gui étaient toujours solides. J’ai fait savoir au capitaine du corsaire que s’il faisait mine de mettre à la voile pour rallier son complice, je le coulais. En fait, je ne disposais pas d’un seul homme pour m’en emparer… Et encore moins du temps nécessaire.

— Bien sûr.

— Nous nous sommes donc approchés de l’autre, par bords opposés, et il nous a tiré farouchement dessus – il nous envoyait tout ce qu’il avait ! Lorsque nous fûmes à cinquante mètres, j’ai allégé mes voiles de quatre points pour pouvoir pointer nos pièces de tribord. J’ai lâché une salve, lofé immédiatement, puis lâché une seconde salve, peut-être à vingt mètres. La seconde fut remarquable, monsieur. Je n’aurais pas cru que les quatre-livres puissent être aussi efficaces. Nous avons fait feu au moment où il était au creux de son roulis… Un tout petit peu plus tard que j’aurais voulu, et nos quatre boulets l’ont frappé sur la ligne de flottaison… Je les ai vus percer la coque, parfaitement alignés ! Une minute plus tard, ses hommes abandonnaient leurs pièces. Ils se sont mis à courir en tous sens en hurlant. Malheureusement, Brown avait trébuché sous le recul de notre canon, et l’affût lui avait gravement écrasé le pied. Je lui ai conseillé de descendre, mais il n’a rien voulu entendre… Il allait rester là, se servir d’un mousquet… Soudain, il a crié que le Français était en train de sombrer ! C’était vrai ! Il s’est retrouvé à fleur d’eau puis il a coulé, à la verticale, les voiles déployées…

— Par Dieu ! s’écria Jack.

— Nous sommes restés quittes du troisième. Tous les hommes se sont mis aux nœuds et aux épissures, car notre gréement était en charpie. Mais le mât et le gui étaient si abîmés – un boulet de six livres était passé à travers le mât, et il y avait beaucoup de profondes éraflures – que je n’osais pas mettre la moindre pression sur la voile. Alors, je le regrette, le dernier a décampé, et nous n’avions plus qu’à rejoindre le premier corsaire. Il est heureux que l’incendie les ait occupés durant tout ce temps, sans quoi ils auraient parfaitement pu s’esquiver à leur tour. Nous avons embarqué six de leurs hommes pour actionner nos pompes, nous avons jeté leurs morts par-dessus bord et mis les autres aux fers. Puis nous avons pris leur navire en remorque et mis le cap sur Malte. Nous y sommes arrivés deux jours plus tard – à mon grand étonnement, car nos voiles n’étaient plus qu’une collection de déchirures tenues ensemble par des bouts de fil, et notre coque ne valait guère mieux.

— Avez-vous récupéré les hommes du navire qui a sombré ? demanda Stephen.

— Non, monsieur, dit James.

— Pas des corsaires, dit Jack. Et certes pas avec seulement treize hommes et un mousse pour tout équipage. Quelles ont été vos pertes ?

— Mis à part le pied de Brown et quelques égratignures, nous n’avons déploré aucun blessé, monsieur. Et aucun mort. C’est très étonnant. Mais nous avons eu chaud.

— Et de l’autre côté ?

— Treize morts, monsieur. Vingt-neuf prisonniers.

— Celui que vous avez coulé ?

— Cinquante-six hommes, monsieur.

— Et celui qui a pris le large ?

— Quarante-huit, c’est ce que les autres nous ont dit, monsieur. Mais ça ne compte pas, car nous n’avons reçu que quelques coups à l’aveuglette, avant qu’il ne prenne peur.

— Eh bien, monsieur, dit Jack, je vous félicite bien volontiers. C’était du beau travail.

— Moi de même, renchérit Stephen. Moi de même ! Buvons un verre de vin ensemble, monsieur Dillon, dit-il en s’inclinant et en levant son verre.

— Allons, s’écria Jack, pris d’une brusque inspiration. Buvons au succès renouvelé des armes irlandaises, et malheur au pape !

— Votre premier vœu est dix fois réalisé, dit Stephen en riant. Mais je ne boirai pas une goutte au second, tout voltairien que je sois. Le pauvre monsieur a Boney sur le dos, et c’est assez de malheur, en conscience. De plus, c’est un bénédictin très cultivé.

— Malheur à Boney, alors !

— Malheur à Boney ! » Ils vidèrent leurs verres.

« Veuillez m’excuser, monsieur, dit Dillon. Je prends mon poste sur le pont dans une demi-heure, et j’aimerais vérifier d’abord le tableau des quarts. Je vous remercie pour cet excellent dîner.

— Dieu, quelle belle bataille ! dit Jack quand Dillon eut fermé la porte. Cent quarante-six contre quatorze, quinze si vous comptez Mme Dockray. C’est le genre de choses que Nelson aurait pu faire… Vite ! Droit dessus !

— Vous connaissez Lord Nelson, monsieur ?

— J’ai eu l’honneur de servir sous ses ordres à Aboukir, dit Jack. Et de dîner en sa compagnie. Deux fois. » À ce souvenir, son visage s’éclaira d’un large sourire.

« Puis-je vous demander quel genre d’homme c’était ?

— Oh, je suis sûr qu’il vous plairait immédiatement. Il est très mince, fragile, au point que je pourrais le soulever d’une seule main. Sauf le respect que je lui dois. Mais vous savez tout de suite que vous avez affaire à un grand homme. Il y a quelque chose, en philosophie, qu’on appelle les particules électriques, n’est-ce pas ? Un atome chargé, si vous voyez ce que je veux dire. Les deux fois, il m’a parlé. La première fois, il m’a dit : « Puis-je vous prier de me donner le sel, monsieur ? » Depuis, j’ai toujours essayé de dire cette phrase avec la même intonation que lui, vous l’avez peut-être remarqué. La seconde fois, je tentais de faire comprendre des éléments de la stratégie navale à mon voisin de table, un soldat. Position au vent, art de briser la ligne, etc. Il a profité d’un silence pour se pencher soudain en souriant. Il m’a déclaré : « Ne vous préoccupez pas des manœuvres ! Foncez-leur dessus ! » Je n’oublierai jamais ça. Ne vous préoccupez pas des manœuvres. Foncez-leur dessus. Un peu plus tard, durant le même repas, il a raconté que quelqu’un, par une nuit froide, lui offrit sa pèlerine. Il avait refusé, disait-il, car il avait bien assez chaud. Son dévouement pour son roi et son pays lui tenaient chaud. Cela semble absurde, comme je le raconte, n’est-ce pas ? S’il s’agissait de quelqu’un d’autre, de n’importe qui d’autre, on s’écrierait : « Comme c’est touchant ! », et on mettrait cela sur le compte de l’enthousiasme. Mais avec lui, vous sentez votre poitrine se gonfler, et… Par l’enfer, monsieur Richards, que se passe-t-il donc ? Soyez aimable, entrez ou sortez. Mais ne restez pas ainsi devant la porte comme un satané poulet.

— Monsieur, dit le pauvre secrétaire, vous m’avez dit de vous apporter le reste des papiers avant l’heure du thé. Et votre thé arrive justement.

— Bien, bien, c’est juste, dit Jack. Mon Dieu, quel monceau de paperasses ! Posez-les ici, monsieur Richards. J’en prendrai connaissance avant que nous touchions Cagliari.

— Ceux du dessus ont été préparés par le capitaine Allen, il suffisait de les écrire au propre. Ils ont juste besoin d’une signature », dit le secrétaire en sortant.

Jack jeta un coup d’œil au sommet de la pile, marqua une pause et s’exclama : « Voilà ! Et voilà ! C’est cela ! Voilà bien le service… La Royal Navy, des pieds à la tête. Vous croyez vous abandonner au flot de la ferveur patriotique – vous êtes prêt à plonger au cœur de la bataille – et l’on vous demande de signer ce genre de choses… » Il tendit à Stephen la feuille de papier soigneusement manuscrite.

 

« HMS Sophie, en mer

« Votre Honneur,

« Je sollicite de Votre Honneur qu’il daigne ordonner qu’une cour martiale juge Isaac Wilson, matelot sur le Sloop que j’ai l’honneur de Commander, pour avoir commis le Crime contre-nature de Sodomie sur une chèvre, dans la bergerie, dans la nuit du 16 mars. « J’ai l’honneur de demeurer, Votre Honneur, « Le plus humble et le plus obéissant serviteur de Votre Seigneurie.

« À : le Rév. Hon. Lord Keith, K.B., etc., etc.

« Amiral de la flotte. »

 

« Il est étrange que la loi continue de radoter sur l’aspect contre-nature de la sodomie, remarqua Stephen. Pourtant, je connais au moins deux juges pédérastes. Et bien sûr, des avocats… Que va-t-il arriver à cet homme ?

— Oh, il sera pendu. Accroché à une fusée de vergue, devant des canots dépêchés par tous les navires de la flotte.

— Cela me semble un peu excessif…

— Bien sûr. Oh, quel ennui ! Les témoins qui devront se rendre au vaisseau-amiral, par dizaines, des journées de perdues… La Sophie qui sera l’objet de la risée générale… Pourquoi doivent-ils rapporter ces choses-là ? La chèvre devrait être abattue – ce ne serait que justice – et servie aux mouchards qui ont dénoncé cet homme.

— Ne pourriez-vous pas les débarquer tous les deux – sur des terres différentes, si vous attachez de l’importance à l’aspect moral de la question – et prendre tranquillement le large ?

— Tiens, tiens, dit Jack, dont la colère s’était dissipée. Il y a peut-être quelque chose à retenir de votre idée. Un pot de thé ? Prenez-vous du lait, monsieur ?

— Du lait de chèvre ?

— Oui, je suppose…

— Je le prendrai donc sans lait, s’il vous plaît. Vous m’avez dit que le canonnier était souffrant. N’est-ce pas le moment d’aller voir ce que je peux faire pour lui ? Où se trouve le gun-room ?

— Il y a belle lurette que le canonnier n’y dort plus. Il a une cabine. Killick va vous montrer. Le gun-room, sur un sloop, c’est l’endroit où les officiers prennent leurs repas. Le carré. »

 

Au carré, le quartier-maître s’étira et dit au commissaire de bord : « On n’a plus beaucoup de place pour se retourner, monsieur Ricketts.

— Parfaitement vrai, monsieur Marshall. Voilà bien des changements importants. J’ignore où ça va nous mener.

— Oh, je pense que tout ira bien, dit M. Marshall en époussetant les miettes de son gilet.

— Toutes ces histoires ! poursuivit le commissaire d’une voix basse, méfiante. La vergue de grand mât. Les canons. Le contingent, dont il prétendait ne rien savoir. Tous ces nouveaux pour qui nous manquons de place. Les deux quarts. Charlie me dit qu’on commence à murmurer pas mal… » Il eut un mouvement du menton vers les quartiers de l’équipage.

« Sans doute, sans doute. On modifie les bonnes vieilles habitudes, on abandonne tous les vieux trucs. Peut-être aussi est-on trop frivole, si jeune et si beau, avec son épaulette toute neuve… Mais si ses officiers le soutiennent… Eh bien, je crois que tout se passera bien. Le charpentier l’aime bien. Watt aussi, parce que c’est indiscutablement un bon marin. Et M. Dillon semble connaître son métier, lui aussi.

— Peut-être, dit le commissaire, habitué depuis longtemps aux enthousiasmes du quartier-maître.

— Et puis, continua M. Marshall, les choses pourraient s’animer quelque peu, avec le nouveau patron. Quand ils s’y seront habitués, les hommes aimeront ça. Les officiers aussi, j’en suis sûr. Il suffit que les officiers le soutiennent, et ce sera du gâteau.

— Comment ? »

Le commissaire dut tendre l’oreille. M. Dillon faisait déplacer les canons et, au milieu du vacarme général, un fracas venait de temps en temps étouffer leurs paroles. C’était d’ailleurs le vacarme qui rendait possible leur entretien. En temps ordinaire, on ne pouvait tenir une conversation discrète sur ce navire de vingt-six mètres occupé par quatre-vingt-onze hommes. Le carré lui-même donnait sur des pièces plus petites, séparées de lui par une mince cloison de bois, voire par de la simple toile.

« Du gâteau. Je disais que si les officiers le soutiennent, ce sera du gâteau.

— Peut-être, dit M. Ricketts. Mais si ce n’est pas le cas, et s’il continue ses manigances – je crois que c’est dans sa nature… Sans doute devra-t-il quitter la vieille Sophie aussi vite que M. Harvey. Un brick n’est pas une frégate, et encore moins un navire de ligne. Vous êtes en contact direct avec vos hommes, et ils peuvent vous rendre la vie infernale, ou vous briser, aussi facilement que vous baiser la main.

— Vous n’avez pas besoin de me dire, à moi, qu’un brick n’est pas une frégate, et encore moins un navire de ligne, monsieur Ricketts, dit le maître.

— Je n’ai peut-être pas besoin de vous dire qu’un brick n’est pas une frégate, et encore moins un navire de ligne, monsieur Marshall, dit le commissaire en s’emportant. Mais quand vous aurez navigué autant que moi, monsieur Marshall, vous saurez que de simples compétences navales ne suffisent pas pour faire un bon capitaine. N’importe quel satané matelot peut manœuvrer un navire par gros temps, poursuivit-il plus calmement, et n’importe quelle femme à poigne peut maintenir les ponts et les amures en bon état de propreté. Mais pour commander un navire de guerre, il faut de la matière grise – il frappa son propre front –, les épaules solides et de la fermeté, et une conduite irréprochable… Toutes qualités qu’on ne trouve pas chez le premier novice venu – ni chez n’importe quel Jack-ceci-ou-cela, ajouta-t-il, plus ou moins pour lui-même. J’en suis bien convaincu. »

 

Maître à bord
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